Dans sa bande dessinée Blanche, Maëlle Réat donne la parole à sa mère, qui a porté le secret de sa séropositivité pendant quatre décennies. Entre mémoire intime et récit collectif, l’album retrace le parcours d’une femme confrontée aux préjugés, aux tabous et à la sérophobie, et témoigne de sa résilience.
Transversal : Comment est née l’idée de Blanche ?
Maëlle Réat : Cela s’est fait en deux temps. A la fin de l’adolescence, ma mère a annoncé sa séropositivité à mon frère jumeau et à moi. Notre sœur aînée le savait déjà. J’avais mille questions à lui poser mais elle n’était pas encore prête à y répondre. Plus tard, elle a tenté de partager son histoire à travers un projet de mémoires en ligne. Cela n’a pas abouti, ce qui l’a beaucoup déçue. C’est à ce moment-là que je lui ai proposé d’en faire une bande dessinée. Elle a accepté, et l’enthousiasme de mon éditrice chez Glénat a permis de concrétiser l’idée. Je ne savais pas sur quoi j’allais tomber, ni ce qu’elle allait me raconter. C’était un peu un saut dans le vide.
T. : Comment se sont déroulés les entretiens avec votre mère ?
M. R. : J’ai veillé à toujours suivre son rythme. Elle travaille encore à l’hôpital et n’était pas toujours disponible et, surtout, je tenais à ce qu’elle soit à l’initiative de chaque session. Parfois, alors que j’étais chez elle, un souvenir surgissait de manière inattendue, et nous reprenions aussitôt l’enregistrement. Cette méthode a permis à sa mémoire de revenir naturellement, sans pression, et aux anecdotes les plus intimes d’émerger à leur juste moment, même si cela signifiait avancer par petites touches et sur une longue période.
T. : Qu’avez-vous appris en écoutant votre mère ?
M. R. : Il faut savoir que je partais de zéro : je ne connaissais rien de la réalité du VIH dans les années 80, ni de tout ce qui l’entourait : la stigmatisation, la honte, le silence. Avec ma mère, j’ai découvert la peur de l’époque, les mots terribles comme « cancer gay », le poids du secret et la manière dont le virus collait à la peau des gens. Pour moi, jusque-là, le sida avait quelque chose de « vintage », associé à des films comme 120 battements par minute ou Philadelphia, mais il n’était pas réellement présent. Je savais seulement qu’aujourd’hui, on n’en mourait plus si l’on avait un traitement. Ma mère m’a appris qu’à l’époque ces traitements étaient extrêmement lourds et m’a permis de comprendre leur évolution au fil des décennies. Ça a été une découverte totale.
T. : Pourquoi avoir choisi de mêler mémoire personnelle et Histoire collective ?
M. R. : L’histoire personnelle de ma mère rejoint l’Histoire avec un grand H puisqu’elle a été parmi les tout premiers cas et qu’elle a vécu le début de l’épidémie. Il était donc naturel que ces deux dimensions cohabitent dans la BD. Les anecdotes qu’elle m’a racontées, comme les sidatoriums évoqués par Jean-Marie Le Pen, les couvertures de Libération, tout ce qu’elle voyait à la télévision, sont des éléments qui ont marqué la culture populaire et son quotidien. A travers elles, on voit comment son expérience personnelle s’inscrit dans une réalité collective. Cela permet à la fois de retracer l’évolution du virus et de montrer les différentes réalités qui lui sont liées, même si le VIH reste souvent associé aux années 80-90. C’est pour cette raison qu’il était important de montrer un personnage contemporain, qui vit avec le virus en 2025 et qui vit bien, et aussi de donner parole à une femme, car les voix des femmes séropositives sont encore trop rares aujourd’hui.
T. : Quels passages ont été les plus difficiles à raconter ?
M. R. : Ce qui m’a le plus marquée, c’est son combat pour devenir maman. Nous, ses trois enfants, sommes le fruit de toutes ces épreuves. Découvrir que nous avions reçu des traitements dès la naissance, ou qu’il avait fallu attendre un an après la naissance de ma sœur aînée pour savoir qu’elle était séronégative, m’a révélé une part de mon histoire que j’ignorais totalement. L’autre volet, plus douloureux, concerne les addictions : ma mère avait demandé de l’aide en pharmacie pour obtenir des seringues stériles, mais n’a reçu aucun soutien. C’est sans doute la partie qui a été la plus difficile à raconter pour elle et à retranscrire pour moi.
« les voix des femmes séropositives sont encore trop rares aujourd’hui »
T. : Que souhaite transmettre votre mère à travers Blanche ?
M. R. : Ce qui compte le plus pour elle est de montrer que la vie continue, qu’il est possible de rebondir. Lors d’une séance de dédicaces, une femme qui venait d’apprendre sa séropositivité s’est effondrée dans ses bras. Ma mère lui a dit : « J’ai mis 40 ans à digérer, mais je vous promets que ça va aller ». Pour elle comme pour moi, ouvrir cette parole est essentiel, notamment dans les familles. Beaucoup de parents séropositifs n’osent pas en parler à leurs enfants. Ma mère ne veut forcer personne, mais elle espère que ce livre pourra apporter du soutien et, surtout, aider à briser ce silence nourri par la honte, qui pèse encore sur tant de vies.
T. : Quels sont les retours depuis la sortie de l’album ?
M. R. : Je reçois de nombreux de messages, souvent adressés à ma mère autant qu’à moi. Beaucoup viennent d’enfants de parents séropositifs, certains séronégatifs, certains séropositifs eux-mêmes. Nous avons reçu des témoignages de personnes qui n’avaient jamais parlé de leur séropositivité, et d’autres qui, après avoir lu l’album, se sont interrogés sur leur propre attitude envers des proches touchés par le VIH. Ce sont souvent de longs messages, que je transmets aussitôt à ma mère. Cela lui apporte énormément, elle qui n’a jamais eu l’occasion de participer à des groupes de parole plus jeune.
T. : Quel a été l’impact de Blanche sur vous et votre mère ?
M. R. : Ce projet a transformé notre relation mère-fille. Nous nous étions déjà rapprochées depuis mon adolescence, mais Blanche a créé un lien encore plus profond. J’ai l’impression que cela m’a éveillée à une partie de ma propre histoire, de l’histoire de notre famille et, à une plus grande échelle, à l’histoire d’un virus dont je ne connaissais rien. Pour ma mère, l’impact est immense : après quarante ans de silence, elle a enfin pu parler, comprendre que ses enfants sont fiers d’elle et qu’elle n’a pas à avoir honte. Les messages de soutien qu’elle a reçus, y compris de collègues, l’ont profondément touchée. J’ai vu une résistance tomber : elle rayonne, et lors des dédicaces, elle était fière de signer en son nom. C’était très beau.
T. : L’album se conclut par « Avec ce témoignage, je vous passe le relais ». Que signifie cette phrase ?
M. R. : C’est une partie des entretiens avec ma mère que je souhaitais mettre en avant. Même si l’on parle moins du VIH aujourd’hui, il reste présent et continue de se transmettre. Il n’existe pas encore de solution pour l’éradiquer. En France, ma mère a accès à un traitement efficace et remboursé, mais ce n’est pas le cas partout et rien ne garantit que ce sera toujours pris en charge. C’est pourquoi la lutte doit continuer : pour trouver une solution médicale, mais aussi pour combattre les discriminations et les préjugés. Ce relais, c’est à nous de le prendre, pour que les générations futures puissent, un jour, voir la fin de cette épidémie.
Sorti en mai 2025, l’album Blanche est disponible à la commande sur le site des éditions Glénat et dans toutes les bonnes librairies (prix : 26 €).