vih Emanuelle Bidou, filmer pour faire parler les silences

27.11.25
Sonia Belli
7 min
Visuel Emanuelle Bidou, filmer pour faire parler les silences

Dans Il a suffi d’une nuit, Emanuelle Bidou revisite trente ans de vie avec le VIH pour mettre en lumière ce qui, trop longtemps, est resté tu. En croisant son histoire avec celles d’autres patients rencontrés à l’hôpital, elle raconte la peur, la stigmatisation, la solitude des premières années, mais aussi la résistance, le désir de vivre et la nécessité de transmettre cette mémoire.

Il aura fallu trente-quatre ans à Emanuelle Bidou pour parvenir à raconter son histoire : celle d’une jeune femme de vingt ans brutalement confrontée à l’annonce de sa séropositivité. Le choc avait suspendu les mots, laissant place à la peur et à la honte, et pendant des années, comme tant d’autres, elle est restée silencieuse. Jusqu’au jour où elle prend conscience qu’on « ne parle plus vraiment du sida ».

« C’est encore une maladie silencieuse, un mal qui ne se dit pas, ancré dans l’inconscient collectif comme le virus de la honte. Alors j’ai ressenti le besoin de faire parler ces silences, de raconter cette histoire tant qu’il est encore temps. Parce que je suis vivante, et que les jeunes, souvent, ne connaissent rien de tout cela. Pour eux, le sida, c’est du passé », confie la réalisatrice.

En 2018, elle décide donc de partir à la rencontre de ces silences. À l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, à Paris, dans le box de la professeure Dominique Salmon, son infectiologue, Emanuelle Bidou écoute, observe, attend. Elle cherche des personnes prêtes à partager leur histoire. Beaucoup refusent d’être filmées : par peur, par pudeur, par lassitude. « Ces refus, paradoxalement, m’ont encore plus donné la force de faire ce film : si même à l’hôpital, on tait cette histoire, qui la racontera ? », poursuit-elle. Peu à peu, des voix acceptent de se joindre à la sienne : celles de JP, Amel, Nicolas, Alice, Eder, et celles, posthumes, de l’écrivain Hervé Guibert et du metteur en scène Jean-Luc Lagarce.

« Mourir à 20 ans, quelle drôle d’idée ! »

L’histoire d’Emanuelle Bidou s’inscrit au cœur de ce récit collectif. En 1989, elle a tout juste 20 ans lorsqu’un médecin lui annonce sa séropositivité. « Je me vois mourir, mourir dans des conditions atroces. J’ai 20 ans, dit-elle en voix-off. Mourir à 20 ans, quelle drôle d’idée ! ». Nous sommes à l’automne 1989. Le mur de Berlin tombe et, pour elle, c’est un autre mur qui se dresse. Elle avance sans rien dire, enfouit tout.

Pour ne pas perdre pied, elle s’accroche à ce qu’elle a toujours fait : comprendre. Fille d’un père communiste anticolonialiste et d’une mère issue d’un milieu bourgeois, elle a grandi entre deux manières d’être au monde, deux sensibilités qui ont nourri chez elle une attention précoce aux contextes, aux histoires et aux injustices. Après un début d’études en psychologie, elle se tourne vers l’anthropologie, puis l’ethnomusicologie, un champ où l’on écoute, où l’on observe, où l’on met des mots sur ce qui relie les individus. Quelques années plus tard, ce parcours l’amène en Afrique du Sud, où elle choisit d’ancrer ses travaux de recherche.

L’Afrique du Sud, la redécouverte du vivant

À la fin des années 90, à Kagiso, un township près de Soweto, son terrain d’étude est un foyer de travailleurs zoulous. Là-bas, Emmanuelle retrouve peu à peu le goût du vivant. Elle apprend le zoulou, chante avec les musiciens, capte leurs gestes, leurs rires, leurs silences. La caméra devient son souffle : « J’avais moins d’angoisses, je recommençais à respirer ». Dans cette lumière dense et vibrante, elle filme la beauté des visages, la fragilité des corps, la force du quotidien. On y rit, on y danse, on y survit, et chaque week-end, on y enterre aussi des hommes, des femmes, des enfants. « On ne disait rien, mais on savait, se souvient-elle. Beaucoup d’hommes du foyer étaient séropositifs ».

C’est là qu’elle rencontre Thulani, un jeune musicien. Ils s’aiment en secret, conscients du danger, conscients aussi de la folie de leur histoire. De cet amour naîtra un fils, Sandilé, en 2000. Emanuelle accouche à Paris, sous haute surveillance médicale. « Contaminer le bébé, donner vie avec la mort. Est-ce que j’avorte ? Mon médecin m’encourage, je fonce », confie la réalisatrice. L’enfant n’est pas contaminé : une victoire, fragile et absolue. Thulani repart en Afrique du Sud, tandis qu’Emanuelle reste à Paris avec leur enfant. La distance étire le fil de leurs échanges jusqu’à la nouvelle du décès de Thulani, des suites du sida, à trente ans.

D’un terrain à l’autre : vers le récit intime

Le lien avec l’Afrique du Sud ne se rompt pas. Après son retour à Paris, Emanuelle continue d’y retourner régulièrement, prolongeant ce dialogue intime avec le pays et ceux qu’elle y a rencontrés. C’est dans cette continuité que naît son premier film, Ubuhle Bembali – La Beauté des fleurs. Suivra Amours zoulous. Elle poursuit parallèlement son activité de formatrice aux Ateliers Varan, une école dédiée au cinéma documentaire. Mais son propre récit, lui, demeure enfoui.

« Je n’étais pas prête à affronter tout cela. J’avais besoin de recul, de maturité », explique la réalisatrice. Avec Il a suffi d’une nuit, dont l’élaboration commence dès 2017, elle change de point de vue : cette fois, la caméra se tourne vers elle et vers ses « frères et sœurs de sida ». Elle filme la mémoire du corps, les traces des traitements, la fatigue, les cicatrices, mais aussi la danse, la tendresse, le désir. Sa voix, sobre et intérieure, guide le spectateur à travers les époques. Pas de reconstitution, pas de nostalgie : elle filme le passé au présent, avec les visages d’aujourd’hui, ceux de ses amis, celui de son fils et ceux des amis de celui-ci, en écho à sa propre jeunesse et à ses vingt ans.

« Il suffit toujours d’une nuit »

Point de convergence des récits, l’hôpital traverse le film comme un fil conducteur : les couloirs blanchis, les lumières froides, la présence continue du Pr Salmon, qui accompagne depuis des décennies celles et ceux qui témoignent devant la caméra. « Ce lieu du soin est aussi celui du dire, souligne Emanuelle Bidou. C’est un lieu de passage, de parole, un espace de soin et de vérité ». Entre ces murs où se déposent les peurs, les espoirs, les silences, se croisent les destins d’Amel, d’Eder, de Nicolas, d’Alice et d’Emanuelle.

Cette histoire collective rejoint aussi celle de Sandilé, son fils : « J’avais commencé à écrire le film comme une lettre pour lui ». S’il « parle peu du VIH », sa présence marque le film ; il grandit avec cette réalité. « Parfois, c’est même lui qui me rappelle de prendre mes médicaments », confie la réalisatrice. Une manière de dire que le VIH ne disparaît pas des vies parce que le temps passe : « Les jeunes croient que c’est fini. Mais il suffit toujours d’une nuit ».

Aujourd’hui, Emanuelle Bidou continue d’enseigner, de filmer et d’accompagner les « abîmés magnifiques », ses frères et sœurs de sida, mais aussi les migrants, les femmes africaines, les travailleurs et travailleuses du sexe, toujours consciente de cette ligne de crête sur laquelle elle avance : « Je ne crois pas que je serai un jour totalement apaisée. Mais je vis avec cette chance immense : être encore vivante ». 🟥

Il a suffi d’une nuit est à découvrir en salles dès le 3 décembre à l’Espace Saint-Michel et au Luminor à Paris.

Avant-premières et projections en présence de la réalisatrice :

• 27 novembre : Maison des Associations à Vannes – en présence de la réalisatrice
• 1er décembre à 20h30 : Cinéma CGR à Lanester
• 1er décembre à 20h30 : Cinéma Le Concorde à Nantes
• 2 décembre à 18h45 : Cinéma Lumière à Lyon – en présence de la réalisatrice
• 3 décembre à 20h15 : Cinéma Nestor Burma à Montpellier – en présence de la réalisatrice
• 4 décembre à 20h : Cinéma Utopia à Tournefeuille – en présence de la réalisatrice
• 5 décembre à 20h : Cinéma Utopia à Bordeaux – en présence de la réalisatrice
• 10 décembre à 20h15 : Cinéma Espace Saint-Michel à Paris – en présence de la réalisatrice
• 14 décembre (horaire à confirmer) : Le Luminor à Paris — en présence de la réalisatrice

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