Traitement préventif contre le VIH, la PrEP (prophylaxie pré-exposition) a prouvé son efficacité, notamment auprès des gays. Pourtant, près de dix ans après sa mise à disposition en France, son déploiement reste très en deçà des besoins. A l’occasion du mois des fiertés LGBT+, le docteur Michel Ohayon, médecin et fondateur du centre de santé sexuelle Le 190 à Paris, dresse un constat sans détour : si la PrEP patine, c’est qu’on ne lui a jamais vraiment donné sa chance.
Transversal : Pourquoi l’utilisation de la PrEP stagne-t-elle en France ?
Michel Ohayon : En fait, l’utilisation de la PrEP ne stagne pas, elle n’a jamais réellement décollé. La France a été très en avance sur sa mise à disposition, mais elle a ensuite mis en place un système extrêmement complexe. On a traité la PrEP comme du plutonium. Il fallait la prendre en complément du préservatif, un discours totalement déconnecté de la réalité.
Au début, la prescription n’était possible qu’à l’hôpital, dans des services d’infectiologie qui ne voient que des personnes séropositives et où il n’était pas pertinent de faire venir des séronégatifs. Ensuite, la PrEP a été réservée aux CeGIDD (Centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic) hospitaliers, puis aux non-hospitaliers. Cependant, contrairement à ce que l’on pense, les CeGIDD en France ne reçoivent pas tant de monde. Ils effectuent moins de tests que les laboratoires, sans ordonnance.
Finalement, on a autorisé les médecins généralistes à renouveler une PrEP, mais pas à l’instaurer. L’idée était que l’instauration était réservée aux « intelligents », sous-entendant que les généralistes n’en étaient pas capables. Ce n’est que depuis 2022 qu’ils peuvent l’instaurer et, surprise, ils sont devenus les premiers initiateurs de PrEP en France. Cela prouve que, lorsque l’on autorise enfin les professionnels de santé à agir, ils le font.
Pendant ce temps, aucun effort de promotion n’a été réalisé. Pas de campagne nationale sérieuse de Santé publique France. Juste deux campagnes de prévention de l’association AIDES, dont la deuxième avec un petit macaron « soutien financier » de Santé publique France.
T. : Vous pensez véritablement que l’on a traité la PrEP comme du « plutonium » ?
M.O. : Oui, on a diabolisé la PrEP. On racontait que c’était un traitement lourd, dangereux pour les reins. On a tellement parlé des problèmes rénaux sous PrEP que les usagers potentiels s’en sont interdits l’usage, ou l’ont refusée dès qu’ils avaient un lumbago. Les médecins eux-mêmes ont eu peur. J’en ai eu au téléphone, paniqués à l’idée de renouveler une PrEP. Quand je leur ai expliqué la marche à suivre, ils m’ont dit : « Ah bon ? C’est tout ? » Oui, c’est tout. Mais on leur avait dit que c’était trop compliqué. Comme toujours en France : on brandit le principe de précaution et on donne l’impression que ce médicament est explosif.
On a vendu un risque qui n’existe pas. Les patients qui arrêtent la PrEP « parce qu’ils ont mal aux reins » ont en réalité juste mal au dos. Chez les personnes séronégatives sans comorbidité, il n’y a aucun problème rénal avéré. L’insuffisance rénale sous PrEP est un fantasme. Pourtant, on continue à faire des bilans tous les trois mois, comme s’il s’agissait d’une chimiothérapie, alors que les recommandations ont été largement allégées.
T. : Combien de personnes sont-elles sous PrEP aujourd’hui ?
M.O. : On avance des chiffres autour de 110 000 personnes sous PrEP, mais c’est faux. Il y a eu 110 000 initiations en neuf ans. En réalité, 59 000 personnes se sont vu délivrer au moins une boîte en 2023. Ce chiffre s’explique en partie par les arrêts. Ce n’est pas grave que certaines personnes arrêtent, c’est logique : les besoins évoluent. Certaines en prennent pendant quelques années, puis arrêtent quand leur vie sexuelle change. Cela prouve même que la PrEP est bien utilisée.
Le problème, c’est que même les structures censées s’en occuper ne le font pas. Il y a des centres où moins de 10 personnes sont mises sous PrEP dans l’année. Au 190, nous en mettons plus de 500. Des gens me racontent qu’ils sont allés au CeGIDD, ont demandé la PrEP, et qu’on leur a répondu qu’il n’y avait pas de rendez-vous avant quatre mois. Évidemment, ils abandonnent.
Le système de consultations PrEP spécifiques, avec des créneaux et des professionnels dédiés, reste un frein structurel. Il ralentit l’accès, alors qu’on pourrait le rendre beaucoup plus simple. Désolé, mais la veille sanitaire officielle comptabilise autant de contaminations qu’avant. Ce n’est pas pour en arriver là que la PrEP a été mise en place.
T. : Quels sont les leviers pour améliorer le déploiement de la PrEP en France ?
M.O. : Qu’avons-nous mis en place pour accompagner les médecins généralistes ? Un module en ligne, FormaPrEP, que seuls les professionnels déjà intéressés connaissent. Peu savent que VIHClic existe, et encore moins qu’il y a un module PrEP dedans.
La PrEP injectable devrait arriver bientôt. Cela pourrait révolutionner son accès, notamment chez les personnes qui ne peuvent pas cacher leur traitement, comme dans certaines communautés, notamment afro-caribéennes. Prendre un cachet tous les jours est visible. Une injection tous les deux mois peut être discrète, voire « clandestine », et accessible. De plus, c’est plus efficace. La PrEP injectable a montré une efficacité au moins égale au Truvada® oral.
Malheureusement, tout est plus long à cause des négociations sur le prix. Et surtout, on a l’impression que personne ne veut augmenter l’enveloppe budgétaire dédiée à la PrEP. Or, si l’on veut faire baisser l’enveloppe VIH, il va falloir investir dans la PrEP.
T. : Vous pointez également un discours moralisateur autour de la PrEP…
M.O. : Nous sommes dans une idéologie de la pénitence : la PrEP dérange parce qu’elle permet d’avoir des relations sexuelles sans conséquences. Cela ne plaît pas à ceux qui pensent qu’on devrait avoir une vie sexuelle saine et raisonnable. Ce slogan d’Act Up-Paris me revient toujours : « Des molécules pour qu’on s’encule ». C’est exactement cela, la PrEP. Et ça dérange. Parce qu’elle donne une liberté à des gens que l’on aimerait contrôler.
Même le discours à propos des infections sexuellement transmissibles (IST) est absurde. On dit : « La PrEP ne protège pas des IST. » Comme si le préservatif suffisait à les écarter. Une part importante des IST se contractent lors de rapports oro-génitaux, mais personne ne met de capote pour les fellations, et cela fait quarante ans qu’on le sait !
Le véritable outil contre les IST, c’est le dépistage et le traitement, ce que la PrEP permet. Mais l’argument revient en boucle : « Ils vont faire n’importe quoi. » C’est quoi, « n’importe quoi » ? Ne pas mettre de capote ? Ce que fait 98 % de l’humanité ? Nous sommes face à un discours idéologique, culpabilisant, complètement déconnecté de la réalité.
Pendant ce temps, la PrEP existe, elle est là, efficace, et on ne s’en sert pas. On regarde ailleurs. On attend un vaccin imaginaire, alors que nous avons un outil en main, plus efficace que la plupart des vaccins, et nous ne le déployons pas.