vih « La pair-éducation doit rester un échange d’égal à égal »

06.06.25
Nicolas Gateau
6 min
Visuel « La pair-éducation doit rester un échange d’égal à égal »

Chimène Mangoua, chercheuse engagée et enquêtrice de terrain au Cameroun depuis plus de vingt ans, vient de consacrer sa thèse [i] à une population clé particulièrement stigmatisée : les travailleur·euse·s du sexe. Optant pour une approche socio-ethnographique, elle interroge l’efficacité du modèle de la pair-éducation dans la lutte contre le VIH et les infections sexuellement transmissible (IST).

Transversal : Pourquoi avoir choisi un sujet aussi sensible que le travail du sexe et les IST pour votre thèse ?
Chimène Mangoua : C’est un sujet que je porte depuis longtemps, à la fois professionnellement et personnellement. En tant qu’enquêtrice depuis 2004 auprès des travailleur·euse·s du sexe et de leurs client·e·s, puis auprès d’autres populations clés comme les HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes) ou les usager·ère·s de drogues, j’ai pu observer un phénomène inquiétant : malgré les efforts de prévention, ces groupes restent toujours aussi vulnérables face au VIH et aux IST. En particulier les travailleur·euse·s du sexe, qui sont six fois plus contaminé·e·s que les autres femmes. Je me suis alors interrogée : comment se fait-il que, depuis les années 1990, alors que les stratégies de prévention s’affinent, cette population reste toujours autant concernée par le VIH et les infections sexuellement transmissibles (IST) ? Pourquoi ces stratégies échouent-elles ? Est-ce dû aux méthodes, aux messages ou aux personnes concernées ? Ces questions ont motivé ma recherche.

Mais il y a aussi une dimension personnelle forte, du fait de la perte d’êtres proches décédés à cause du Sida, ce qui m’a profondément marquée. Faire une thèse sur un sujet aussi proche de moi a été complexe, car il m’a fallu conserver une rigueur scientifique tout en naviguant dans une réalité intime. C’est sans doute pour cela que j’ai mis près de six ans à l’achever.

T. : Quel a été votre angle méthodologique pour étudier l’action des pairs-éducateurs·trices ?
C.M. : Mon approche est essentiellement ethnographique. J’ai « séjourné » sur le terrain pendant plus de deux ans, en immersion dans le quotidien des pairs-éducateurs·trices, pour me familiariser avec leurs pratiques, leur langage, leur mode de vie. Au cours de mon enquête, je suis retournée voir les mêmes personnes plusieurs fois pour réaliser des entretiens — jusqu’à cinq, six ou sept fois avec certaines — afin de comprendre de l’intérieur ce qui se « trame » dans cette population. En quelque sorte, c’est un travail de sociologie de la quotidienneté, et cette approche m’a permis d’entrer en contact avec les pairs-éducateurs·trices.

Pour enquêter, j’ai d’abord inclus des pairs-éducateurs·trices issu·e·s d’organisations communautaires présentes dans plusieurs régions du Cameroun, avec l’objectif d’avoir une perspective à la fois locale et nationale. L’autre critère de sélection était l’ancienneté dans le rôle : il fallait au moins dix ans d’expérience. Cette durée me permettait de retracer et de mettre en perspective les trajectoires individuelles des travailleur·euse·s du sexe pairs-éducateurs·trices, ainsi que leur expérience dans la prise en charge des IST.

T. : Vous avez identifié plusieurs profils de pairs-éducateurs·trices. Pouvez-vous nous en parler ?
C.M. : Oui, grâce aux récits de vie, j’ai distingué plusieurs profils types de pairs-éducateurs·trices. Ces derniers se distribuent notamment en fonction de leur engagement dans la fonction et de leurs différentes motivations. Deux profils me semblent particulièrement utiles pour comprendre les logiques à l’œuvre dans la pairs-éducations aujourd’hui. Une que j’ai nommé la « mascotte », qui incarne l’efficacité du dispositif, parfois à l’excès. Elle légitime le modèle d’intervention en incarnant l’idéal de la pair-éducation. Je peux parler par exemple d’une enquêtée, séropositive depuis des années, qui explique que c’est grâce à sa propre infection qu’elle a pu convaincre d’autres femmes de bien prendre en charge leur VIH ou de mieux se protéger. Exemplaire, la « mascotte » semble, dans l’ensemble, accentuer de manière un peu excessive l’importance de son rôle.

Sinon, je retiens également le profil de l’« entrepreneur ». Ce dernier voit dans la pair-éducation un tremplin social ou économique, quitte à contourner l’éthique. Son investissement repose sur les avantages matériels qu’il·elle peut en tirer. Certaines femmes se sont fait passer pour des travailleuses du sexe pour accéder à ce rôle et gravir les échelons vers des postes plus valorisés, comme celui de conseiller·ère psychosocial·e. D’autres agissent selon une logique « entrepreneuriale » : étant rémunérées en fonction du nombre de femmes amenées aux structures, elles cherchent à en ramener un maximum, parfois même en incluant des femmes qui ne sont pas travailleuses du sexe.

T. : Justement, vous semblez remettre en question l’idéalisation du modèle de la pair-éducation. Pourquoi ?
C.M. : Parce que le modèle repose théoriquement sur une égalité qui, sur le terrain, n’existe plus toujours. À l’origine, la pair-éducation suppose une relation horizontale entre deux personnes partageant une condition, un vécu. Mais aujourd’hui, les pairs sont formé·e·s, rémunéré·e·s, mandaté·e·s par des organisations communautaires dans le cadre de programmes de santé publique. Elles·ils acquièrent un statut d’expert·e, ce qui crée une hiérarchie symbolique.

Certaines travailleur·euse·s du sexe perçoivent la pair-éducatrice comme une figure presque supérieure, détentrice d’un pouvoir (distribution de la PrEP, de préservatifs, etc.). On perd alors la dynamique d’échange mutuel. Et cela peut avoir des effets pervers : comme dans le cas du profil « entrepreneur », où l’objectif devient d’atteindre des quotas, définies par les bailleurs, internationaux en particulier, plutôt que de répondre à des besoins réels. Cela fausse les données remontées aux ONG ou au Fonds mondial, rend les interventions inefficaces et invisibilise les véritables besoins.

T. : Face à ces constats, que proposez-vous ?
C.M. : Je plaide pour une pair-éducation plus « naturelle », plus « tacite », ancrée dans la vie quotidienne des travailleur·euse·s du sexe, hors des dispositifs trop formalisés. Sur le terrain, j’ai vu des femmes non désignées comme pairs-éducatrices, mais qui, grâce à leur expérience et à leurs compétences sociales, jouaient ce rôle de manière informelle et souvent très efficace : elles savaient se faire écouter et faire passer des messages.

Il faut cesser de penser que la pair-éducation est un métier réservé à quelques-un·e·s. L’idéal serait d’outiller toutes les personnes au sein des communautés pour qu’elles puissent s’éduquer mutuellement, dans une logique d’égalité et de réciprocité : « Tu m’éduques, je t’éduque ». Ce serait une manière de redonner du pouvoir aux communautés elles-mêmes, aux acteurs réels du travail du sexe. L’appellation anglaise de « peer-to-peer education » reflète mieux cette réalité.

Notes et références

[i] Mangoua C., « Pairs-éducateurs et prévention de l’hépatite virale B chez les prostituées à Yaoundé. Une ethnosociologie de l’intervention en santé par les pairs en contexte urbain », thèse de doctorat soutenue le 31 octobre 2024, Université de Yaoundé I.

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