vih Côte d’Ivoire : un « îlot de tolérance » menacé ?

20.03.17
Cécile Chartrain
11 min
Visuel Côte d’Ivoire : un « îlot
de tolérance » menacé ?

Si la Côte d’Ivoire continue d’apparaître comme un pays plutôt tolérant vis-à-vis des minorités sexuelles et de genre à l’échelle continentale, les défis à relever restent nombreux, tant du point de vue de leurs droits que de leur accès à la prévention et aux soins.

Il n’existe pas de disposition légale explicite pénalisant les relations homosexuelles entre personnes majeures consentantes en Côte d’Ivoire. Certes, le Code pénal ivoirien établit une discrimination dans la sanction de l’outrage public à la pudeur, avec des peines plus lourdes lorsque cet outrage consiste en « un acte impudique ou contre nature avec une personne du même sexe »[1], et l’âge légal de la majorité sexuelle est relevé de 15 à 18 ans dans le cas de relations homosexuelles[2]. Cependant, jusqu’à récemment, la revue de la jurisprudence ne montrait aucun cas d’application de ces mesures dans des décisions de justice.

Ce constat vient conforter l’image de la Côte d’Ivoire, et plus spécialement d’Abidjan, sa capitale économique, comme environnement relativement protégé pour les minorités sexuelles. Après l’indépendance[3], le moralisme sexuel recommandé par l’Église et l’administration coloniale a perdu de l’emprise. Terre de commerce et de migration, attirant des travailleurs et des travailleuses venu·e·s de toute l’Afrique de l’Ouest et au-delà, Abidjan est devenue l’incarnation d’une vision libérale et décomplexée de la sexualité, « où le sexuel est envisagé comme une composante de la réussite urbaine »[4]. Parallèlement, la ville a supplanté Dakar (Sénégal) comme principal pôle homosexuel d’Afrique. L’existence d’un « milieu » homosexuel et de spectacles de travestis attirant le gratin mondain y est d’ailleurs attestée dès la fin des années 1970[5].

Comme dans d’autres contextes africains, c’est dans le sillage de la lutte contre le sida qu’ont émergé les premières mobilisations homosexuelles. Dans le pays qui enregistre le plus fort taux de prévalence d’Afrique de l’Ouest en population générale, la reconnaissance de l’impact spécifique de l’épidémie parmi les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes (HSH) a représenté une étape constitutive de ces mobilisations. Cette reconnaissance fut consacrée d’abord par la mise en place des premiers projets ciblés en direction des HSH dans les associations généralistes de lutte contre le sida, puis par la fondation de la toute première association homosexuelle de lutte contre le sida, Arc-en-ciel +, à Abidjan, en 2003. Mais c’est surtout avec le lancement d’Alternative Côte d’Ivoire, en 2010, que l’affirmation « identitaire » LGBT et les revendications communautaires ont pris de l’ampleur, déplaçant peu à peu la focale des enjeux de santé à la question de la défense des droits. Cette extension s’explique notamment par un contexte devenu plus favorable avec l’arrivée de soutiens internationaux abondants (y compris du point de vue financier) et avec l’engagement des pouvoirs publics ivoiriens, puisqu’un programme de lutte contre le sida chez les populations hautement vulnérables, intégrant les HSH, a été créé en 2008[6].

Depuis, la prévention et la prise en charge du VIH dans cette population « ont connu une avancée remarquable », selon Alain Michel Kpolo, directeur exécutif de l’ONG Ruban rouge, qui fut une des premières organisations non gouvernementales à s’investir sur ces questions. Aujourd’hui, les HSH bénéficient de la distribution gratuite de préservatifs et de gels, ainsi que de kits de prise en charge des infections sexuellement transmissibles et de la mise sous traitement automatique en cas de découverte de séropositivité. « Ce qui n’est pas le cas de la population générale », précise la Dr Salamaté Traoré, cheffe du service Populations hautement vulnérables au sein du programme national de lutte contre le sida (PNLS) depuis 2014. De l’avis de Claver Touré, directeur exécutif d’Alternative Côte d’Ivoire, comme de Camille Anoma, docteure responsable de la Clinique de confiance, spécialisée dans l’accueil des populations clés, un pas décisif a également été réalisé avec la mise en place de formations nationales sur la prise en charge des HSH, à destination du personnel médical et paramédical.

Dans le sillage du VIH

Néanmoins, des difficultés majeures persistent. D’une part, « on constate des disparités importantes entre les régions dans l’accès aux services », comme le souligne Frank Amani, représentant des populations clés au sein de l’instance de coordination nationale du Fonds mondial. D’autre part, l’émancipation des minorités sexuelles et de genre se heurte à de fortes résistances, y compris dans la capitale. « Réfléchir à l’acceptation sociale nécessite de penser d’abord la question du dévoilement. Dans la mesure où la majorité des personnes concernées tiennent au principe de discrétion, l’acceptation est bonne… ou plutôt la question de l’acceptation ne se pose pas ! » note l’anthropologue Christophe Broqua. Ainsi, l’idée de dévoiler son orientation sexuelle à son entourage (« en dehors du milieu ») reste étrangère à l’immense majorité des personnes concernées, et une partie d’entre elles continuent d’entretenir des relations hétérosexuelles, souvent pour donner le change. Consécutivement, la plupart des HSH peinent à pousser la porte des associations, par crainte du dévoilement de leur orientation sexuelle par un tiers, ce qui oblige ces dernières à développer de nouveaux outils afin de les atteindre : dépistage proposé en stratégie avancée (dans les maquis[7], chez des particuliers…), sensibilisation sur Internet, etc.

Face à la gestion du secret, ceux et celles dont l’apparence est la plus éloignée des normes de genre (trans, travestis, garçons « efféminés » et, dans une certaine mesure, filles « masculines ») sont particulièrement vulnérables. Les témoignages illustrant des refus de soins opposés à des personnes trans sont nombreux, et l’impossibilité de trouver un emploi pousse nombre d’entre elles vers la prostitution, les exposant davantage encore au VIH.

Lourd secret

Les témoignages illustrant des refus de soins opposés à des personnes trans sont nombreux.

Les témoignages illustrant des refus de soins opposés à des personnes trans sont nombreux.

Par ailleurs, une partie de l’opinion ivoirienne semble s’être crispée depuis 2012, non sans lien avec la médiatisation des débats autour du Mariage pour tous en France et la publicisation de partenariats internationaux, qui ont renforcé l’idée d’une homosexualité « importée de l’occident ». En janvier 2014, les locaux d’Alternative Côte d’Ivoire ont fait l’objet d’une série d’attaques violentes. En juin 2016, des militants associatifs ont été agressés après la diffusion sur le site Internet de l’ambassade des États-Unis de photos prises lors des cérémonies d’hommage aux victimes de l’attentat homophobe d’Orlando (Floride). Alors que le Code pénal est en cours de révision, Alternative Côte d’Ivoire et quelques autres associations se sont engagées dans un plaidoyer afin de faire disparaître les dispositions mentionnant « l’acte contre nature ». Un impératif pour mieux déployer leurs actions de lutte contre le sida… et une urgence. En effet, pour la première fois, en novembre dernier, dans le sud-ouest du pays, deux garçons accusés d’avoir été surpris dans le cadre d’une relation intime ont été condamnés et emprisonnés sur la base de l’article 360 du Code pénal.

Quelles sont les données concernant la prévalence des HSH en Côte d’Ivoire ?

Une étude du type respondent-driven sampling (RDS, [pour « échantillonnage de personnes interrogées » en français]), menée en 2011-2012 à Abidjan, a estimé la prévalence du VIH parmi les HSH de cette ville à 18 %. Une autre étude similaire, conduite en 2015 à Abidjan, Bouaké, Gagnoa et Yamoussoukro, à 12 %. À titre comparatif, la prévalence du VIH en 2015 était estimée à 3,2 % en population générale (15-49 ans) au niveau national et à 0,7 % parmi les jeunes hommes âgés de 15 à 24 ans[1]. Ces données montrent que les HSH sont beaucoup plus exposés au VIH que les autres hommes de même âge. Mais, au sein de ce groupe aux contours assez flous (qu’appelle-t-on un HSH ? il n’y a pas de définition unique), l’exposition au VIH est également variable. Ceux qui sont les plus engagés dans les réseaux sexuels, qui ont un nombre élevé de partenaires, qui s’identifient également plus souvent comme gays et/ou qui ont fréquemment des rapports anaux réceptifs, sont en moyenne plus exposés. De fait, les hommes attirés par les offres de soins communautaires (telles que celles de la Clinique de confiance) ont souvent un profil d’exposition au VIH plus à risque que la moyenne.

Comment se caractérise la dynamique de l’épidémie parmi les HSH et comment agir pour l’enrayer ?

Bien que l’on ne dispose pas de données publiées sur l’incidence du VIH, il semble y avoir une épidémie très active au moins dans une partie de la population HSH, en particulier parmi ceux très actifs sexuellement et prêts à s’engager dans un suivi communautaire régulier (comme au sein de la cohorte CohMSM). Pour ces personnes, la question de l’accès à une PrEP [prophylaxie préexposition] orale fait partie des demandes prioritaires ; ce type d’outil ayant montré un intérêt et une efficacité pour ces profils dans les pays du Nord. Cependant, si l’accès à la PrEP est essentiel, il ne s’agira probablement pas de la solution miracle, notamment pour des hommes moins exposés, qui ne se reconnaissent pas dans une approche communautaire ou qui ne sont pas prêts pour un suivi médical régulier. Maintenir une communication ciblée et générale sur le VIH reste important, tout comme continuer à promouvoir le préservatif et un accueil non stigmatisant dans l’ensemble des structures de santé.

Que sait-on de la prévalence du VIH au sein de la population trans ?

L’étude RDS de 2015 a voulu distinguer « HSH » et « Trans ». Selon les auteurs, la prévalence du VIH était de 7.3% pour le groupe des HSH et de 23.5% pour le groupe des Trans. Reste que la construction de cette catégorie Trans est problématique. Les auteurs sont partis d’une question « À quel genre pensez-vous appartenir ? » avec pour modalités : hommes, femmes, transgenre. L’article indique que, pour la majorité des enquêtés, la catégorie « transgenre » était confondue avec la catégorie « femmes ».

L’erreur de cette étude est de vouloir appliquer des catégories occidentales à un contexte où les constructions identitaires de l’orientation sexuelle et du genre sont différentes, et où il n’y a pas forcément incompatibilité à se définir comme « gay » ou « HSH » tout en déclarant « femme » à la question sur le genre d’appartenance. Au final, la catégorisation que les auteurs ont voulu réaliser sur leurs données pourrait plutôt correspondre une distinction du type « Ubbi » / « Yoos » ou distinction entre celui censé jouer un rôle masculin (actif) et celui censé jouer un rôle féminin (passif) dans une relation homosexuelle masculine. Mais les questions utilisées pour collecter les identités et les rôles dans les enquêtes quantitatives, reprises des enquêtes occidentales, ne sont pas ou peu adaptées pour retranscrire les réalités locales.

3 questions à Joseph Larmarange, docteur en démographie, chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement
Notes
  • [1] L’article 360 du Code pénal ivoirien prévoit alors une sanction allant de six mois à deux ans d’emprisonnement et une amende de 50 000 à 300 000 francs, les peines pouvant être doublées en cas de relations impliquant une personne mineure.
  • [2] Article 358 du Code pénal.
  • [3] 7 août 1960.
  • [4] Marc Le Pape et Claudine Vidal, « Libéralisme et vécus sexuels à Abidjan », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXVI, p. 111-118, 1984.
  • [5] Vinh-Kim Nguyen, “Uses and Pleasures : sexual modernity, HIV/Aids, and confessional technologies in a West African metropolis”, Sex in development: science, sexuality, and morality in global perspective, p. 245-267, 2005.

  • [6] Christophe Broqua, « Les pro, les anti et l’international » : mobilisations autour de l’homosexualité en Afrique de l’Ouest », Collective Mobilisations in Africa/Mobilisations collectives en Afrique. Enough is enough!/ Ça suffit !, Brill, Boston, p. 183-204, 2015.
  • [7] Restaurants, bars clandestins ou mal famés (définition Le Robert).
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