vih Sénégal : « La situation se détériore gravement de jour en jour » pour les LGBT+

06.10.23
Hélène Ferrarini
12 min

Depuis une quinzaine d’années, l’hostilité à l’égard des personnes homosexuelles est croissante au Sénégal. Au point d’entraîner des départs massifs de personnes LGBTQI+ et le retrait du Sénégal par le Conseil d’Etat français de la liste des pays considérés comme sûrs dans les procédures de demande d’asile.

Depuis quelques années, les polémiques sur la supposée orientation sexuelle d’une figure de la scène artistique ou de la sphère politique défrayent régulièrement la chronique au Sénégal. Les arrestations et les emprisonnements de personnes présumées homosexuelles se multiplient, tout comme les agressions violentes à leur encontre. Dans son rapport 2022, l’ONG des droits humains Amnesty note que « les personnes LGBTI ont, cette année encore, été confrontées à diverses pratiques discriminatoires, au harcèlement et à des manœuvres d’intimidation en public ». Le déferlement de haine avait déjà franchi un cap par le passé avec des refus de sépultures et l’exhumation de cadavres d’homosexuels présumés [i]. Le Sénégal connaît désormais des manifestations exigeant la criminalisation de l’homosexualité, déjà considérée comme un délit dans le pays d’Afrique de l’Ouest.

Au Sénégal, l’article 319 du Code pénal condamne « d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende de 100 000 à 1 500 000 francs [de 150 à 2290 euros, ndlr] quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe ». Cet article issue d’une loi de 1966 était toutefois « très peu utilisé pendant plusieurs décennies », commente le chercheur Christophe Broqua, qui observe « un usage accru depuis les années 2000 ».

« 2008-2009 est le moment où cette hostilité apparaît » publiquement, précise-t-il. « Mais cela ne démarre pas là, c’est le fruit d’un long processus historique avec des signes de cette hostilité croissante qui remontent au début des années 2000 » (voir l’entretien avec le chercheur Christophe Broqua ci-dessous). « Il pleut des pierres » témoigne ainsi le titre d’un article de recherche sur « la stigmatisation, la violence et la vulnérabilité au VIH chez les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes à Dakar », publié en 2003 [ii].

L’hostilité est devenue forte

Le Sénégal était pourtant connu jusqu’à là comme un pays relativement tolérant à l’égard des minorités sexuelles et de genre. La figure du góor-jigéen, littéralement «homme-femme » en wolof, qui existe au moins depuis la fin du XIXe siècle, désignait ainsi des hommes travestis qui avaient « une place dans la société », décrit l’universitaire Aminata Cécile Mbaye qui a consacré sa thèse aux discours sur l’homosexualité au Sénégal. « Les góor-jigéen avaient un rôle particulier à jouer dans les cérémonies, telles que les mariages, les baptêmes. » Progressivement, « une association a été faite avec la figure de l’homosexuel et un regard négatif a été porté sur le góor-jigéen qui est devenu un terme péjoratif », explique-t-elle.

« La situation se détériore gravement de jour en jour », s’alarme Babacar, fondateur du Collectif Free Sénégal qui vient en aide aux personnes LGBTQI+. En novembre 2021, il a ouvert un refuge pour accueillir les victimes de violences homophobes, dont l’emplacement reste secret au vu du contexte. Près de 200 personnes y ont été assistées depuis sa création, déclare Babacar, lui-même aujourd’hui réfugié en France.

« L’hostilité est devenue si forte que cela oblige les gens à modifier leur vie. Il y a un phénomène massif d’homosexuels qui migrent du fait de l’homophobie », constate Christophe Broqua. Les départs se font vers la Mauritanie, la Gambie, la Côte d’Ivoire… où les Sénégalais.es cherchent à déposer des demandes d’asile auprès du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), démarche qu’il n’est pas possible d’effectuer dans son propre pays. Mais avec l’exil, les risques de rupture de soins s’accroissent pour les personnes vivant avec le VIH [iii].

Pour celles et ceux qui réussissent à demander l’asile en France, « les persécutions liées à l’orientation sexuelle sont les plus fréquemment alléguées », note l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et des apatrides) dans son rapport 2022, qui fait état de 356 personnes à avoir obtenu une protection sur les 1308 demandes déposées par des Sénégalais.es [iv]. En 2021, le Conseil d’Etat français a retiré le Sénégal des pays d’origine dite sûre en raison des « dispositions législatives pénalisant les relations homosexuelles » et de la « persistance de comportements, encouragés, favorisés ou simplement tolérés par les autorités […], conduisant à ce que des personnes puissent effectivement craindre d’y être exposées à [des] risques ».

L’accueil en France rendu compliqué par « le soupçon généralisé »

Ce retrait est « une grande victoire symbolique » pour Aude Le Moullec-Rieu, présidente de l’ARDHIS (Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et trans à l’immigration et au séjour). Mais elle déplore « une politique de soupçon généralisé » de la part de l’OFPRA : « Comme il n’y a pas de preuve d’homosexualité, il faut convaincre que l’on est homosexuel ». L’ARDHIS a accompagné plusieurs centaines de ressortissant.es sénégalais.es [v]. « Parmi les choses qui reviennent souvent, ce sont des ruptures violentes dans les histoires personnelles, quelqu’un qui est surpris, avec un déferlement de violence et qui doit fuir », décrit Aude Le Moullec-Rieu.

Au Sénégal, les rares associations qui oeuvraient publiquement pour les droits des personnes LGBTQI+ ont progressivement cessé leurs activités. Elles ont été confrontées au départ de leurs membres suite à des agressions, à l’instar du fondateur de la seule association sénégalaise qui mentionnait l’homosexualité dans ses statuts. « Si on continue à évacuer les militants LGBT du pays, on n’aura plus de répondant, il n’y a plus rien à l’heure où l’on parle sur le terrain » prévient Babacar. Mais il ne regrette pas d’être venu en France : « Pour combattre, il faut rester vivant ! » « Parmi les revendications militantes », la présidente de l’ARDHIS insiste sur le souhait d’« obtenir des visas permanents pour pouvoir faire des allers-retours et se mettre à l’abri quelques mois en France ».

Aujourd’hui, les actions en faveur des personnes LGBTQI+ se font de manière souterraine au Sénégal, d’autant que la lutte contre le VIH est détachée des revendications portant sur la liberté sexuelle. « La situation des militants est fragilisée par l’absence de soutien public de la part de leurs partenaires locaux dans la lutte contre le sida, dont l’objectif se limite à l’accomplissement le moins visible possible d’actions ciblées en direction des homosexuels masculins » note Christophe Broqua dans un article de recherche [vi].

Quant aux paroles publiques de défense des homosexuels, elles se sont tues. « L’homophobie a avancé plus que la prévention contre l’homophobie », constate amèrement Babacar. Alors que les arrestations se multiplient, le militant qui a lui-même subi des violences lorsqu’il était au Sénégal pointe le fait que l’« on n’arrive pas à trouver d’avocat lorsqu’une personne LGBT est arrêtée, ou alors l’avocat demande 1,6 million de francs CFA [env. 2400 euros, ndlr] pour une personne LGBT contre 300 000 [env. 450 euros, ndlr] pour une personne lambda ».

« Depuis une dizaine d’années, les acteurs cherchent à ce que l’on n’arrête plus les gens, mais il n’y a pas de demande de dépénalisation car cela risque de provoquer des soulèvements populaires, cela peut mettre le feu », explique Christophe Broqua. Les élections présidentielles prévues pour février 2024 seront un moment particulièrement sensible. Le favori de l’opposition Ousmane Sonko a déjà pris position pour un durcissement de la législation à l’égard des personnes homosexuelles. La dépénalisation n’est pas au programme au pays de la teranga.

« Le Sénégal un pays pionnier dans la prise en charge des HSH vivant avec le VIH dans les années 2000 »

Christophe Broqua est chargé de recherche en anthropologie au CNRS. Depuis environ vingt ans, il a pour thèmes de recherche le VIH, l’homosexualité, les questions de genre et de masculinité en Afrique de l’Ouest.

Transversal : Quels sont les éléments qui participent à ce que vous appelez la « construction progressive de l’homosexualité comme un problème public au Sénégal » à partir des années 2000 ?

Christophe Broqua : Il y a plusieurs facteurs, que je cite ici sans ordre d’importance. L’évolution des normes de genre avec la figure du góor-jigéen qui a été de plus en plus stigmatisée comme homosexuel [vi]. Une évolution du champ médiatique avec le développement de la presse bon marché, de médias et de télévisions privées qui ont mis en scène l’homosexualité à la recherche de buzz. La mobilisation religieuse contre l’homosexualité est certainement l’élément principal, mais il ne fonctionne pas seul et surtout pas sans le politique qui est dans une situation de dépendance à l’égard des pouvoirs religieux. On en vient ainsi au jeu de l’alternance politique : au Sénégal, l’homosexualité a été beaucoup instrumentalisée dans le jeu politique pour discréditer un bord ou un autre. Enfin sur le temps long, un point crucial est le rapport aux pays occidentaux. L’hostilité à l’égard de l’homosexualité est un moyen de signifier son opposition à l’impérialisme occidental. Et au Sénégal, le refus de l’ingérence française est aigu. Les prises de parole occidentales à ce sujet sont d’ailleurs très préjudiciables.

T. : Le Sénégal était pourtant un pays réputé relativement tolérant à l’égard des minorités sexuelles et de genre…

C.B. : Le Sénégal était même un pays pionnier dans la prise en charge des HSH vivant avec le VIH dans les années 2000, un modèle pour les pays anglophones. La première enquête épidémiologique sur la prévalence du VIH chez les HSH en Afrique a été menée à l’initiative des pouvoirs publics sénégalais, et a donné lieu au premier article scientifique qui donne une prévalence chez les HSH sur le continent [en l’occurence, un taux de 22 % contre une prévalence de 1 % dans la population globale, ndlr]. C’est trois ans avant la première grande controverse sur l’homosexualité.

T. : Que se passe-t-il en 2008-2009, moment de la montée de l’homophobie dans le pays ?

C.B. : Deux événements importants qui ont été remarqués internationalement. Tout d’abord un mariage homosexuel – ce qui existe de manière informelle dans pas mal de pays africains – a fait l’objet d’articles dans la presse, menant à un scandale et à l’arrestation des personnes qui figuraient sur les photos publiées.

Puis fin 2008, la conférence ICASA qui se tenait à Dakar a produit une grande visibilité de la question homosexuelle, avec des prises de parole de militants du Cameroun, d’Afrique anglophone… Des médias ont dénoncé la présence de minorités sexuelles et leur visibilité. Et début 2009 a lieu l’arrestation des membres d’une association sénégalaise de lutte contre le VIH.

T. : Quels liens faites-vous entre la lutte contre le VIH/SIDA et la montée de l’hostilité à l’égard des personnes homosexuelles au Sénégal ?

C.B. : Je considère que la lutte contre le VIH/SIDA est centrale dans la montée de l’hostilité à l’égard des personnes homosexuelles. Ce n’est pas un hasard si cette hostilité se développe en même temps que la volonté de lutter contre le SIDA chez les homosexuels en Afrique. Avant les années 2000, il n’y a pas de controverse sur l’homosexualité au Sénégal.

En se penchant sur les homosexuels, on les a rendus accessibles, on les a rendus plus visibles. Au Sénégal, les instances de lutte contre le SIDA ont cherché à sensibiliser les acteurs religieux : c’est ainsi que la branche humanitaire de l’organisation islamique Jamra a été impliquée et financée dans la lutte contre le VIH/SIDA. Or Jamra, qui est très liée au pouvoir politique, est une figure centrale dans la lutte contre l’homosexualité depuis les années 1980 dans le pays. L’analyse que je fais est que par sa position, Jamra a été au premier rang de l’attention croissante apportée aux homosexuels. Jamra a d’ailleurs utilisé l’argument de la forte prévalence chez les HSH pour les stigmatiser. La lutte contre le VIH a de manière involontaire rendu possible un accroissement de l’hostilité à l’égard des homosexuels. Quand des noms d’associations homosexuelles sont révélés dans les médias, ce sont des associations qui sont liées à la lutte contre le VIH.

Notes et références

[i] Inspirant à l’écrivain Mohamed Mbougar Sarr son roman De purs hommes publié en 2018. 

[ii] Cheikh Ibrahima Niang, Placide Tapsoba, Ellen Weiss, Moustapha Diagne, Youssoupha Niang, Amadou Mody Moreau, Dominique Gomis, Abdoulaye SidbÉ Wade, Karim Seck & Chris Castle (2003) ‘It’s raining stones’: stigma, violence and HIV vulnerability among men who have sex with men in Dakar, Senegal , Culture, Health & Sexuality, 5:6, 499-512. 

[iii] Broqua C., Laborde-Balen G., Menetrier A., Bangoura D., 2021, « L’asile contre la santé ? Vie et mort des homosexuels sénégalais réfugiés en Mauritanie ». L’Année du Maghreb, n° 25, p. 95-112. 

[iv] Rapport d’activité de l’OFPRA 2022 : https://www.ofpra.gouv.fr/actualites/rapport-dactivite-2022 

[v] Rapport d’activité de l’ARDHIS 2022 : https://ardhis.org/wp-content/uploads/2023/05/Rapport-dactivite-2022-incluant-rapport-financier.pdf

[vi] Broqua, Christophe, et Gabrièle Laborde-Balen. « S’engager en contexte hostile. La visibilité homosexuelle entre choix et contraintes au Sénégal », Politique africaine, vol. 168, no. 4, 2022, pp. 135-155.

[vii] « Góor-jigéen : la resignification négative d’une catégorie entre genre et sexualité (Sénégal) », https://journals.openedition.org/socio/3063.

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